forcée à partir après 25 ans en Inde, la correspondante de « La Croix » raconte

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À 17 h 15, une notification s’affiche sur mon téléphone. Ce 14 septembre 2022, la journée a été douce, dans l’apaisement de la saison après les chaleurs et les pluies. Les oiseaux s’en donnent à cœur joie, nichés dans l’arbre dont les branches enveloppent la jolie terrasse de mon appartement, dans le quartier de Defence Colony, dans le sud de Delhi. De la rue montent le cri d’un vendeur de légumes, le frottement d’un balai sur la chaussée et l’air de Bollywood de la sonnerie d’un portable. L’oreille capte les sons qui se superposent. Elle les apprivoise. Ils l’apprivoisent. Delhi est un bruit immense, une musique familière.Je lis le message. En une phrase, le ministère indien de l’intérieur me décrète l’interdiction d’exercer ma profession de journaliste. Basée à Delhi, je suis la correspondante régionale de journaux français, suisse et belge depuis le début des années 2000. Les autorités viennent de rendre impératif un permis de travail destiné aux correspondants étrangers qui bénéficient de la carte de séjour (Overseas Citizen of India, OCI). Ce permis m’est « refusé », en lettres capitales. Sur-le-champ, et sans explication, je perds le droit d’écrire des articles. Mon sang se glace.« En une phrase, le ministère indien de l’intérieur me décrète l’interdiction d’exercer ma profession »Vanessa Dougnac, correspondante de La Croix en IndeCe jour-là débute un long combat. Je n’ai qu’une certitude : je ne veux ni quitter l’Inde, ni sacrifier mon métier. On me conseille de faire profil bas, de rester dans la capitale et d’attendre les effets des interventions de l’ambassade de France, qui s’active en coulisses. Je m’exécute. Les premières semaines se succèdent au rythme d’espoirs diplomatiques toujours déçus et de rencontres avec des personnes qui me promettent de l’aide mais ne me rappellent pas.La répression se durcitAmbassade, bureaux ou cafés, la géographie de Delhi se redessine selon ces rendez-vous chronophages. Dans ma Tata Nano au pare-brise affichant l’autocollant « Press » que je n’ai pas le cœur d’enlever, je sillonne le sud de la capitale, d’allées ombragées en artères congestionnées. Tranchée par un fleuve sacré aux mousses toxiques, érigée de mausolées moghols aux palmiers olympiens, Delhi est une mosaïque de villages et le temple du pouvoir. La légende veut que sept capitales y aient été détruites. Quiconque tente d’ériger une nouvelle cité voit son empire s’effondrer. Bâtie sur Raisina Hill par les colons britanniques, New Delhi serait la huitième.Les rues animées de Old Delhi, quartier de New Delhi, en juin 2023. / Eric Lafforgue / Corbis/Getty Images Elle est le théâtre d’une bataille sans merci que se livrent le premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi et l’opposant Arvind Kejriwal, qui dirige le gouvernement régional de Delhi et ses 35 millions d’habitants. Dans le paysage urbain s’affiche leur rivalité, à travers une guerre de posters et de panneaux. Le premier ministre a un clair avantage. Il s’immisce dans les maisons, saturant les chaînes d’information. Dès le matin, je déplie le journal, habilement lancé par le livreur sur le balcon de mon bureau, et découvre une première page publicitaire à la gloire de son gouvernement.Dans les cafés de Defence Colony et de Khan Market, je retrouve mes confrères pour des concertations inquiètes. Ensemble, nous avons vu se durcir la répression après le deuxième mandat de Narendra Modi en 2019. Elle cible les intellectuels, les chercheurs, les voix critiques… et notre profession. L’an dernier, les bureaux de plusieurs médias ont été perquisitionnés, des journalistes espionnés, et d’autres, au Cachemire et ailleurs, détenus ou ciblés. Pourquoi nous l’avons faitDerrière un chiffre, un visage. L’Inde occupe aujourd’hui la (triste) 159e place du classement mondial de la liberté de la presse, établi par l’association Reporters sans frontières. Notre consœur Vanessa Dougnac, correspondante dans ce pays pendant vingt ans pour La Croix ainsi que pour plusieurs titres francophones, est l’un des symboles des atteintes graves du régime de Narendra Modi à l’expression démocratique. Les autorités indiennes l’ayant privée du droit d’exercer son métier, elle a été contrainte de rentrer en France. Pour lui rendre (un peu de) sa liberté professionnelle, L’Hebdo a demandé à Vanessa Dougnac de prendre la si belle plume que nos lecteurs lui connaissent déjà. Alors que l’Inde est en pleine période électorale, elle nous raconte ici comment elle a vu changer le pays qu’elle aimait, à travers Delhi, sa ville d’élection. Son récit est un poignant cri d’amour à une terre à laquelle elle a été arrachée, un jour de février 2024.Bruno BouvetSous le joug croissant des obtentions de visa et de restrictions d’accès, les correspondants étrangers se savent les prochains sur la liste. Une paranoïa de précaution s’empare de chacun. Les journalistes délaissent WhatsApp pour basculer sur le réseau Signal. Certains actionnent un minuteur pour faire disparaître leurs messages. D’autres utilisent des périphrases dans leurs conversations. La peur s’apprivoise.Mur de silenceMes journées se ressemblent. Privée de travail et sans ressources, ma vie est paralysée. Mon univers, qui s’étendait à un sous-continent, se limite désormais à un appartement. Je suis habitée par la volonté de résoudre ma situation : je n’ai fait que mon métier et suis dans mon droit. À mes côtés, deux autres journalistes OCI ont aussi été interdites de travail. Bientôt, elles quittent le pays, ne voulant pas confiner leur histoire aux dérives de l’Inde. Moi, je reste.Sur le site d’India gate, à New Dehli, le 11 avril 2024. / Sonu Mehta/Hindustan Times / Sipa Au sein du ministère de l’intérieur, en dépit de mes tentatives de dialogue, je me heurte à un mur du silence. Les raisons de ma sanction demeurent un mystère. Mes sources évoquent un dossier à mon encontre, qui comporterait mon travail au Cachemire et mes reportages sur la guérilla maoïste dans la jungle de l’Inde. Quand un diplomate indien accepte enfin de me rencontrer, j’ai l’espoir d’en apprendre davantage.« Le message est clair, mieux vaut pour moi quitter le pays si je veux continuer le journalisme »Vanessa Dougnac, correspondante de La Croix en Inde.Dans son bureau, il m’invite à lui faire part de mes projets. Ma réponse est immédiate : « Je ne veux pas quitter l’Inde ! » Il reste de marbre et je me sens sombrer en ajoutant : « I love India. » Le diplomate me livre un message clair : mon permis de travail étant bloqué par le ministère de l’intérieur, mieux vaut pour moi quitter le pays si je veux continuer le journalisme, ou changer de métier si je ne compte pas quitter l’Inde. Son adjoint, qui prenait des notes, suspend son stylo.Je prends congé et file dans le couloir jalonné de plantes agonisantes. En sortant du bâtiment, je prête à peine attention à une horde de singes qui déferle sur le parking et je retrouve ma voiture. Je conduis jusqu’à une allée isolée, près du Lodhi Garden, et j’échoue ma voiture devant la résidence d’un juge. Le garde choisit de m’ignorer. Enfin, seule, je pleure.Quelques dates2014 Triomphe électoral du parti nationaliste hindou BJP (Parti indien du peuple) de Narendra Modi, nommé premier ministre.
2019 Nouvelle victoire et début du deuxième mandat de Narendra Modi, marqué par l’affirmation de la suprématie de l’hindouisme, un virage autocratique et la dégradation du sort des minorités religieuses.
2019 Abrogation du statut spécial du Cachemire, seule région à majorité musulmane, et adoption de la loi sur la citoyenneté, qui stigmatise les réfugiés musulmans.
2021 Premier recul de Narendra Modi, qui renonce à son projet de libéralisation du secteur agricole face à la protestation paysanne.
2022 L’économie de l’Inde atteint le cinquième rang mondial.
2023 L’Inde devient le pays le plus peuplé de la planète.
17 avril -1er juin 2024 : Élections législatives. Les résultats seront dévoilés le 4 juin.Autocensure…Puisque je ne peux plus partir en reportage, je voyage sur Twitter. Je suis les comptes des journalistes télévisés qui célèbrent l’ère-Modi : ce sont les « Godi media », terme inventé par le célèbre journaliste Ravish Kumar pour évoquer la servilité d’un chien à son maître. Sur Republic TV, Aaj Tak ou Times Now, leurs débats sont des tribunaux partisans qui détournent les faits pour glorifier le nationalisme hindou et agiter les sentiments antimusulmans. Dans l’arène de Twitter, les esprits critiques sont qualifiés de traîtres à la nation et victimes d’armées de trolls. Je découvre que la nouvelle Inde « nous » hait. Les « médias blancs » sont accusés d’écorner à dessein l’image de l’Inde. Je comprenais les blessures endurées par l’arrogance occidentale et l’humiliation de la colonisation, et j’étais solidaire des Indiens. Mais l’émancipation de l’Inde devient un cri ultranationaliste qui me catapulte dans le camp ennemi.Narendra Modi reçu sur la chaîne Republic TV en avril 2023. Le terme de «Modi média» qualifie les journalistes télévisés proches du pouvoir qui célèbrent le premier ministre indien. / Republic tv L’hiver s’installe. En buvant des cafés dans ma tasse « I love India », je persiste à m’installer sur ma terrasse, sous le grand arbre. Je m’enroule dans mon châle en poils de yak, trophée de mes chevauchées avec les nomades du Ladakh. Le nuage annuel de pollution enveloppe Delhi dans une chape jaunâtre qui oblige à brumiser la végétation suffocante. Le spectacle est déprimant, mais je tente néanmoins des excursions dans les soirées de Delhi.Mes amis journalistes indiens se confient, à la faveur d’un rhum Old Monk et de la chaleur d’un brasero. Ils décrivent des salles de rédaction assaillies par l’autocensure. Les victoires se limitent à publier une information critique sous forme d’entrefilet. Les enquêtes ont disparu. Pas un mot sur les nouvelles incursions chinoises à la frontière himalayenne, ni sur les affaires de corruption impliquant le gouvernement et le capitalisme dit « de connivence ». Au péril de leur liberté, certains journalistes résistent en se repliant sur des chaînes YouTube. La seule consolation des réprimés est l’assurance que, un jour, les comptes seront faits….. et perquisitionsCet hiver-là, la chaîne NDTV (New Delhi Television), l’un des derniers bastions du journalisme indépendant, se désagrège sous mes yeux. Elle vient d’être acquise par le multimilliardaire Gautam Adani, proche de Narendra Modi. Un à un, ses journalistes, visages familiers, quittent l’antenne mythique. Il y a vingt-cinq ans, quand je débarquais en Inde encore étudiante, cette chaîne fondée par Radhika et Prannoy Roy incarnait l’extraordinaire vitalité du journalisme. Ses valeurs étaient partagées dans un sous-continent pétri de culture politique et du devoir d’enquête. C’était le règne de la good story, qui primait sur les allégeances politiques. En Asie du Sud, les journalistes que j’ai côtoyés ont été mon école de journalisme. Il est dur, aujourd’hui, de voir sombrer la profession en Inde.À Delhi, la répression se poursuit. En février, ce sont les bureaux de la BBC qui sont perquisitionnés, après la diffusion d’un documentaire mettant en lumière la responsabilité de Narendra Modi dans les pogroms antimusulmans de 2002 dans l’État du Gujarat, qu’il dirigeait à l’époque. Pour la première fois, dans les restaurants de la capitale où la diversité d’expression était culturelle, ceux qui se décident à critiquer le premier ministre se mettent à chuchoter.À la fin de l’hiver, j’apprends que je peux quitter l’Inde sans risquer d’être refoulée à mon retour. Je retrouve la passion des grands reportages, aux Maldives, au Sri Lanka, au Népal, au Pakistan et au Bangladesh. Dans mon combat pour conserver mon poste à Delhi se joue l’actualité de cette région que je couvre depuis deux décennies. La péninsule de Jaffna, les ruelles du vieux Lahore, les restaurants de Thamel et les quartiers de Dhaka sont aussi mes repères.« Un employé propose de me prendre en photo. J’acquiesce et pose en souriant devant le ministère qui détient mon destin entre ses mains »Vanessa Dougnac, correspondante de La Croix en Inde.En mai, je décroche un rendez-vous au ministère des affaires étrangères. « Vos articles ne doivent pas être suffisamment équilibrés, me dit-on. Si vous étiez à nouveau autorisée à travailler, vous seriez probablement observée de près. » Je ressens l’espoir de retrouver mon métier et l’indignation d’être menacée.En sortant, je profite de cette rare virée dans l’antre du pouvoir pour flâner sur l’esplanade, devant le palais présidentiel du Rashtrapati Bhavan. Les bureaux du « Bloc nord », où se tient le ministère de l’intérieur, font face à ceux du « Bloc sud », qui abrite les affaires étrangères. Deux pôles aux guerres intestines. Un employé propose de me prendre en photo. J’acquiesce et pose en souriant devant le ministère qui détient mon destin entre ses mains.Visite de Modi à Paris pour le 14 juillet, l’espoirJe redescends des hauteurs de Raisina Hill. À ma gauche, s’érige le Parlement flambant neuf, inauguré ce mois-ci par Narendra Modi et symbole de la « nouvelle Inde ». La majestueuse avenue de Central Vista, le quartier du pouvoir réaménagé dans un projet pharaonique, s’étire jusqu’à la Porte de l’Inde. L’ambiance n’a pourtant pas changé, entre les marchands de glace et les écoliers aux mines réjouies qui visitent le monument derrière leur instituteur. Narendra Modi rebâtit New Delhi, avec le rêve de supplanter l’héritage architectural de l’ère Nehru (premier ministre de 1947 à 1964), qu’il exècre.Le premier ministre indien Narendra Modi salue la foule à l’occasion du Republic day, qui célébrait le 26 janvier dernier le 75e anniversaire de la constitution indienne. / Matrix Images / STR/Reuters À cette période, les journalistes étrangers claquent la porte du Foreign Correspondents Club. Je fréquentais ce club dès mes débuts, y rencontrant mes aînés, les grands journalistes anglophones qui revenaient de reportages au Cachemire, en Afghanistan et au Pakistan. L’an dernier, cherchant à réinventer la chaleur d’antan, je me suis portée volontaire pour le redécorer. J’ai vanté son élégante pelouse, ses chicken malai tikka et ses gin tonics à mes confrères, mais il était trop tard. Le club est devenu un nid à taupes, aux valeurs complaisantes à l’égard du pouvoir, et les journalistes étrangers le désertent.Durant les déluges de la mousson, la visite en France de Narendra Modi, invité d’honneur du défilé du 14-Juillet, suscite un espoir de résolution de mon dossier. Ce jour-là, les eaux du fleuve Yamuna débordent et pénètrent dans la capitale, transformant en rivières jaunâtres les avenues qui longent le Fort rouge, du Kashmiri Gate à la Cour suprême. Malgré les images de l’amitié franco-indienne qui inondent la presse, j’apprends que ma situation n’a pas évolué. L’étau se resserre sur moi.Je joue mes dernières cartes et mobilise des contacts haut placés. Dans un café, des fonctionnaires me rencontrent et assurent ne pas avoir de comptes à régler avec la presse étrangère. Ils promettent de faire débloquer mon dossier. Au cours des mois suivants, j’attends fébrilement leur feu vert. L’été passe sous les ciels gris de mousson, criblés de milliers de cerfs-volants colorés.La capitale se métamorphose en septembre pour le sommet du G20, qui symbolise le rayonnement de l’Inde. Dans la foulée, India est rebaptisée de son nom en hindi, Bharat. Les murs de la ville sont recouverts de posters à l’effigie de Narendra Modi. Cette fois, le visage à la barbe blanche de sage détrône celui du rival, Arvind Kejriwal, qui sera envoyé en prison quelques mois plus tard. À Delhi, c’est la loi du plus fort.« Journaliste anti-hindoue »Le 18 janvier dernier, on sonne à ma porte. Tout sourire, un homme me tend une enveloppe en papier kraft, à l’écriture penchée. Elle provient du ministère de l’intérieur. Mon cœur s’arrête de battre. Il s’agit peut-être du feu vert qui me redonnera le droit de travailler. J’hésite, puis je déchire l’enveloppe. J’en extirpe une lettre dactylographiée de deux pages. Des mots apparaissent, comme des flashs. Ma vie bascule.« Mon cœur s’arrête de battre. Il s’agit peut-être dans cette enveloppe du feu vert qui me redonnera le droit de travailler »Vanessa Dougnac, correspondante de La Croix en IndeLe ministère de l’intérieur, dirigé par le redoutable Amit Shah, me somme de rendre mon titre de séjour. Ses services me reprochent d’avoir enfreint des règles, d’écrire des articles « critiques » et « malveillants » créant «une perception négative et biaisée de l’Inde », de « troubler l’ordre public et la paix » et d’agir contre « les intérêts de souveraineté et d’intégrité de l’Inde ».Sous le choc, mes collègues de la presse française affluent chez moi. Solidaires, ils m’entourent d’un soutien sans faille depuis le premier jour. Ils lisent la panique dans mes yeux et tentent de me rassurer. Comment l’Inde peut-elle vouloir expulser une journaliste française en poste depuis plus de vingt ans ? Et cela à quelques jours de l’arrivée d’Emmanuel Macron, invité d’honneur du Republic Day en Inde ? Ils décident d’écrire une lettre au président français : une intervention de sa part, lors de son déplacement, représente le dernier espoir.Les jours suivants s’enchaînent au téléphone. Mes avocats, mes journaux, mes collègues, le Comité pour la protection des journalistes, Reporters sans frontières, l’ambassade, ma famille, mes amis. La tension monte, alors qu’une marée safran, la couleur sacrée de l’hindouisme, envahit Delhi à l’approche de l’inauguration du temple du dieu Ram à Ayodhya, construit sur l’emplacement d’une mosquée. Le lundi 22 janvier, l’événement est national. Narendra Modi célèbre « l’avènement d’une nouvelle ère ».Virage nationalisteEn dépit de ma propre débâcle, je fais un tour de Delhi en voiture. Les maisons sont décorées de drapeaux safran, les récalcitrants s’étant eux aussi résignés à les afficher par peur d’être montrés du doigt. « Jai Sri Ram ! » (« Gloire au dieu Ram ! »), se lancent les Indiens dans la rue. Les marchés sont tapissés de fanions orange et les haut-parleurs des temples s’égosillent. Les rickshaws, ces petits engins motorisés typiques de la région, et les SUV, un drapeau dressé en proue et claquant au vent, foncent dans les avenues tels des guerriers de l’hindouisme.Le président français Emmanuel Macron et le premier ministre Narendra Modi le 25 janvier à Jaipur. / ANI / Reuters Je m’arrête à Khan Market, le marché prisé par les élites. Le gardien du parking, que je connais depuis vingt ans, pousse une barrière pour me donner le meilleur emplacement, juste à l’entrée. Ce privilège, qui relègue les voitures de luxe derrière ma petite Tata Nano, me ravit. Ce jour-là, le marché est méconnaissable. Il est traversé par une bruyante procession de fanatiques aux poings levés. J’ai le sentiment d’être témoin de l’apothéose du grand virage de l’Inde, qui coïncide avec ma propre chute.« J’ai le sentiment d’être témoin de l’apothéose du grand virage de l’Inde, qui coïncide avec ma propre chute »Vanessa Dougnac, correspondante de La Croix en Inde.Un nouveau coup de théâtre survient le lendemain : l’annonce de ma menace d’expulsion fuite dans la presse indienne. Sous les conseils de mes avocats, je réponds aux autorités et publie un communiqué pour démentir les accusations dont je fais l’objet. L’affaire se propage et une tornade médiatique s’abat sur moi durant plusieurs jours. Les messages déferlent sur mon téléphone et mon compte Twitter s’emballe. Un site de propagande gouvernementale me traîne dans la boue et me qualifie de « journaliste anti-hindoue ». Venant à ma défense, des organisations de journalistes dénoncent « une attaque contre la liberté de la presse ». Mais je suis pétrifiée. J’ai fermé tous mes réseaux sociaux, coupé mon téléphone, et je me terre chez moi.Le 26 janvier, jour du Republic Day, Emmanuel Macron assiste au défilé militaire aux côtés de Narendra Modi sur l’avenue Kartavya, dans le quartier de Central Vista. Toujours tapissée des drapeaux safran de l’hindouisme, la capitale voit aussi éclore les drapeaux tricolores de l’Inde qui, pour certains habitants, deviennent une déclaration d’allégeance à la Constitution et à ses valeurs laïques. À l’ambassade, je rencontre l’entourage du président français, qui m’assure de sa pleine mobilisation. J’ai un mauvais pressentiment et le champagne de la réception a un goût amer.L’avion présidentiel envolé pour Paris, la poussière retombe et ma situation est inchangée. Mes avocats sont inquiets. Je navigue dans une zone inédite, sous la menace d’une expulsion et frappée par une interdiction de travail. Des journalistes et des sources estiment que je suis l’objet d’une vendetta au plus haut niveau et que mon dossier ne se débloquera pas. Ils me donnent un conseil : quitter le pays.« Après seize mois de combat, je dois plier bagage, et le plus tôt possible »Vanessa Dougnac, correspondante de La Croix en Inde.Je comprends que la bataille est perdue. Après seize mois de combat, je me sens broyée par un mécanisme démesuré. Je n’ai plus d’avenir immédiat en Inde, les recours légaux prenant des mois ou des années avant d’aboutir. Je dois plier bagage, et le plus tôt possible.La grande purgeLe compte à rebours s’enclenche. Je m’attelle aux préparatifs de mon départ. Je vends mes meubles et distribue mes affaires. Je mets de côté les précieux souvenirs chinés au fil de mes reportages. Dans un carton, je sélectionne quelques livres de ma bibliothèque. Flaubert, Camus, Voltaire, Homère et d’autres, je réalise que ce sont les mêmes livres que j’avais emportés de France dans une malle, il y a vingt-cinq ans, alors étudiante en doctorat de littérature. C’était mon arche de Noé, avec laquelle je repars aujourd’hui, alors que je me retrouve condamnée, étrangement, pour des mots.La grande écrivaine indienne Arundhati Roy m’invite à dîner chez elle. « Tout cela était écrit depuis longtemps », me dit-elle tristement. Autour de nous, la grande purge ne s’arrête plus. Ces derniers mois, le site NewsClick a été mis à terre. Le 2 février, les bureaux du grand activiste Harsh Mander sont perquisitionnés. Puis c’est le journal The Caravan qui doit retirer un article jugé critique du pouvoir. Qui va-t-il rester ? Sous la décennie de gouvernance de Narendra Modi, des dizaines de journalistes indiens ont été détenus. 28 ont été tués. 9 sont aujourd’hui en prison.« 40 journalistes détenus arbitrairement depuis cinq ans »« RSF constate une érosion continue de la liberté de la presse en Inde. En dix ans de gouvernance de Narendra Modi, le pays a chuté de la 140e place en 2014 à la 159e en 2024. Il stagne désormais en bas du classement à une place indigne pour un pays présenté comme la “plus grande démocratie du monde”.En dix ans, 28 journalistes ont été tués, dont près de la moitié travaillaient sur des sujets liés à l’environnement. La lutte contre l’impunité de ces crimes devrait être une priorité, ce n’est aucunement le cas à ce jour.Ces cinq dernières années, 40 journalistes ont été détenus arbitrairement, 9 sont toujours en prison sous le coup de lois antiterroristes utilisées pour faire taire toute voix indépendante – notamment au Cachemire. Tout un arsenal législatif répressif accentue, par ailleurs, la censure et la surveillance des journalistes et restreint l’accès à l’information. La stratégie de réduire au silence les voix critiques et de museler les médias indépendants passe aussi par le déclenchement de multiples poursuites judiciaires à leur encontre.Par ailleurs, de violentes campagnes de harcèlement en ligne contre les journalistes sont orchestrées par des partisans du parti au pouvoir. À toutes ces mesures d’intimidation s’ajoutent des refus de permis de travail pour les journalistes étrangers, contraignant plusieurs d’entre eux à quitter le pays. Aux côtés des journalistes et pour le droit à l’information, RSF a déposé dix recommandations concrètes pour les candidats aux élections. La liberté de la presse doit être une priorité. »Je me suis mis en tête de revoir mes endroits préférés de la capitale. Impossible de ne pas dire adieu au mausolée de Humayun, aux ruelles du Vieux Delhi, au parc du Lodhi Garden, à la mosquée Jama Masjid, au dargah de Nizamuddin. La liste de ce pèlerinage ne cesse de s’allonger, pour cette ville où tout est souvenir, où mon fils a grandi et ma vie s’est écrite. Mais les jours passent avec fulgurance, dans un tourbillon de détails à régler, et anéantissent mon projet.De l’épicier au dentiste, de l’avocat au repasseur, une même scène se joue : j’annonce mon départ forcé, je ne peux retenir mes larmes, et mes interlocuteurs tentent de me réconforter. Certains refusent de me faire payer les factures, d’autres me prennent dans leur bras. Le docteur décide d’étudier mon thème astral, le coiffeur m’offre une manucure. Tous me manifestent leur compassion. Il y a tant de gentillesse autour de moi. Et puis il y a mon entourage et mes amis, sans lesquels je n’aurais pu surmonter cette épreuve. Mon départ est un déchirement. Je suis submergée par la tristesse.« Une même scène se joue : j’annonce mon départ forcé, je ne peux retenir mes larmes, et mes interlocuteurs tentent de me réconforter. Mon départ est un déchirement. Je suis submergée par la tristesse »Vanessa Dougnac, correspondante de La Croix en IndeDes messages de soutien et de solidarité affluent. Mes collaborateurs en Inde, au Pakistan, au Népal, au Bangladesh et au Sri Lanka m’écrivent des mots chaleureux. Durant deux décennies, ils ont été mes compagnons de voyage. Ensemble, nous avons été témoins de l’histoire du sous-continent. Je pense aux régions extraordinaires que j’ai eu la chance de voir et de raconter.Arrive le jeudi 15 février 2024, mon dernier jour à Delhi. L’arrachement à mon pays d’adoption est irréel. Demain matin, j’embarquerai dans un vol Air India pour Paris, après vingt-cinq années de vie en Inde. Dans le chaos du départ, je n’ai qu’un objectif : arracher à l’Inde un ultime moment de beauté et de liberté.J’ai donné rendez-vous à mes amis pour le coucher du soleil au dernier étage du Social, un restaurant qui surplombe le site historique de Hauz Khas. Le serveur nous attribue la meilleure table, avec une vue saisissante. Comme par enchantement, le restaurant diffuse mes morceaux préférés de Bollywood, m’offrant la bande originale de ma vie en Inde. Je souris. Je peux faire mes adieux à l’Inde que j’aime et aux gens que j’aime. À 18 h 11, le soleil se couche sur Delhi. Le spectacle est magnifique. Des nuées d’oiseaux survolent le lac, la végétation et les ruines séculaires. Je m’imprègne de ce charme inextricable de l’Inde, émotion immense qui m’a bouleversée à l’échelle d’une vie.Goodbye, Delhi.Dernier coucher de soleil sur la terrasse du café Social, sur le site historique de Hauz Khas, à New Delhi. / Vanessa Dougnac

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Author : News7

Publish date : 2024-05-16 00:59:16

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