Carlos Tavares est sûrement meilleur que Kylian Mbappé, par Pierre Bentata


Le 16 avril, l’assemblée générale du groupe Stellantis a approuvé une rémunération de 36,5 millions d’euros pour son Carlos Tavares, son PDG. Parmi la vague de commentaires que cette annonce n’a pas manqué de susciter, il y en un qui, par son apparente incongruité, mérite qu’on s’y attarde.

Il s’agit de la comparaison entre les revenus des grands patrons et ceux des footballeurs. Les premiers seraient-ils au monde économique ce que les seconds sont au sport professionnel ? Carlos Tavares, le Kylian Mbappé du marché ? La question est plus profonde qu’elle n’en a l’air. Car de deux choses l’une : soit la réponse est affirmative, et il n’y a pas lieu de s’indigner davantage du salaire du premier que de la richesse du second ; soit elle est négative, et l’on doit s’interroger sur les raisons qui conduisent les actionnaires à autant rémunérer quelqu’un dépourvu de talent.

Le talent. C’est là le nœud du débat. Tout le monde reconnaît celui de Mbappé. Il suffit de le regarder courir, dribbler, marquer, pour admettre qu’on ne pourrait faire ce qu’il fait. Son salaire, il le mérite parce qu’il a un talent dont nous sommes dépourvus. Et pour son club, cela se traduit par davantage de spectateurs, un engouement de chaque instant, la vente de maillots, autant de bénéfices qu’il faut bien partager avec le joueur, sans quoi, il ira ailleurs, chez un concurrent prêt à mettre le prix.

On peut gagner sans attaquant, pas sans milieu

C’est l’évidence de son talent unique qui explique notre admiration et donc sa rémunération. Pourtant, les connaisseurs du football le disent tous, l’essentiel pour gagner des matchs, ce n’est pas le buteur mais le milieu de terrain. Aucune équipe ne gagne un championnat, la Ligue des Champions, l’Euro ou la Coupe du Monde sans un trio ou un quatuor de talent pour récupérer les ballons et organiser le jeu offensif. On peut gagner sans attaquant, pas sans milieux. L’Espagne en a apporté la preuve. Comment expliquer alors que les attaquants gagnent et rapportent davantage que les milieux de terrain, et eux-mêmes davantage que les défenseurs et les latéraux, comme l’observent Jose Luis Felipe et ses coauteurs, dans un article intitulé “Money Talks : Team Variables and Player Positions that Most Influence the Market Value of Professionnel Male Footballers in Europe” (Sustainability 2020).

La réponse est simple. Le talent des milieux de terrain est plus difficile à estimer que celui des attaquants. Même celui qui ne connaît rien au football pourra évaluer le talent d’un attaquant. S’il marque, il est bon. Mais pour le milieu, celui qui organise le jeu, court sans ballon, fait le travail de récupération, c’est plus compliqué. Pour estimer à sa juste valeur un joueur de l’ombre, il faut être un véritable technicien du football. Or, il y a moins de véritables connaisseurs que de simples amateurs. Ce qui signifie que les milieux de terrain auront moins de visibilité, moins de fans, de plus faibles contrats publicitaires et vendront moins de maillots.

Autrement dit, sur le terrain, celui qui compte le plus n’est pas forcément le mieux payé ; parce qu’on ne perçoit pas son véritable talent. D’où cette situation, sportivement injuste mais économiquement logique, où l’attaquant est mieux payé que celui qui le met en position de briller.

Joueur de l’ombre

Et dans l’entreprise ? Eh bien, c’est la même chose, ou presque. Pour accepter la rémunération d’un grand patron, il faudrait être en mesure d’en estimer le talent, c’est-à-dire, ce qu’il apporte à l’entreprise que nous serions bien incapables de fournir nous-mêmes. Sauf que nous ne voyons pas ce qu’il fait. Nous n’avons aucune idée de son travail au quotidien, de son rôle dans le jeu de l’équipe. Nous voyons bien ce que fait l’ouvrier, le cariste, le manœuvre, un peu moins ce que fait l’ingénieur ou le juriste, mais nous ne savons rien de ce que fait le dirigeant. C’est lui le joueur de l’ombre. Dans notre esprit, il ne fait donc rien de particulier, rien en tout cas qu’un autre ne saurait faire. Et par conséquent, nous estimons que son salaire ne devrait pas être plus élevé que le nôtre.

Pourquoi est-il autant payé dans ce cas ? La réponse est simple, à condition de comprendre qu’il existe une différence fondamentale entre un club de football et une grande entreprise. Si le club paye autant l’attaquant, c’est parce que son image fait vendre. Le joueur est le produit en quelque sorte. Dans la grande entreprise, la notoriété des salariés importe peu. On n’achète pas un produit parce qu’on est fan du dirigeant ou d’un salarié en particulier, mais parce qu’il satisfait nos besoins au meilleur prix.

Dès lors, la rémunération sera à la hauteur du talent réel de chacun, et non de la perception qu’en a le public. Et à ce jeu, celui qui définit la stratégie, repense l’organisation et redresse une entreprise en faillite a une valeur essentielle, inestimable, quand bien même personne en dehors de l’entreprise ne le connaîtrait ou ne saurait ce qu’il fait concrètement. Mieux encore, ce qui prouve son talent c’est justement le fait que l’entreprise survive et se développe alors que nous ne comprenons pas ce qu’il fait ; preuve que nous serions bien incapables d’en faire autant.

Au fond, ceux qui sont davantage choqués par le salaire des grands patrons que par celui des footballeurs n’expriment qu’une chose : leur incapacité à estimer le talent des premiers, par manque de culture économique ou surestimation de leurs compétences. Alors Carlos Tavares et Mbappé, même combat, même talent ? Non, le premier est sûrement meilleur. C’est l’écart entre son revenu et sa popularité qui le confirme.

*Pierre Bentata est maître de conférences en économie à la faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille




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